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    Les jambes allongées au soleil, on ne parlait pas vraiment avec Charlie, on échangeait des pensées qui nous couraient dans la tête, sans bien faire attention à ce que l'autre racontait de son côté. Des moments agréables, où on laissait filer le temps en sirotant un café. Lorsqu'il m'a dit qu'il avait dû faire piquer son chien, ça m'a surpris, mais sans plus. C'est toujours triste un clebs qui vieillit mal, mais passé quinze ans, il faut se faire à l'idée qu'un jour ou l'autre il va mourir.

                - Tu comprends, je pouvais pas le faire passer pour un brun.

                - Ben, un labrador, c'est pas trop sa couleur, mais il avait quoi comme maladie ?

                - C'est pas la question, c'était pas un chien brun, c'est tout.

                - Mince alors, comme pour les chats, maintenant ?

                - Oui, pareil.

                Pour les chats, j'étais au courant. Le mois dernier, j'avais dû me débarrasser du mien, un de gouttière qui avait eu la mauvaise idée de naître blanc, taché de noir.

                C'est vrai que la surpopulation des chats devenait insupportable, et que d'après ce que les scientifiques de l'Etat national disaient, il valait mieux garder les bruns. Que des bruns. Tous les tests de sélection prouvaient qu'ils s'adaptaient mieux à notre vie citadine, qu'ils avaient des portées peu nombreuses et qu'ils mangeaient beaucoup moins. Ma foi, un chat c'est un chat, et comme il fallait bien résoudre le problème d'une façon ou d'une autre, va pour le décret qui instaurait la suppression des chats qui n'étaient pas bruns.

                Les milices de la ville distribuaient gratuitement des boulettes d'arsenic. Mélangées à la pâtée, elles expédiaient les matous en moins de deux. Mon coeur s'était serré, puis on oublie vite.

     

                Les chiens, ça m'avait surpris un peu plus, je ne sais pas trop pourquoi, peut-être parce que c'est plus gros, ou que c'est le compagnon de l'homme, comme on dit. En tout cas, Charlie venait d'en parler aussi naturellement que je l'avais fait pour mon chat, et il avait sans doute raison. Trop de sensiblerie ne mène pas à grand-chose, et pour les chiens, c'est sans doute vrai que les bruns sont plus résistants.

                On n'avait plus grand-chose à se dire, on s'était quittés, mais avec une drôle d'impression. Comme si on ne s'était pas tout dit. Pas trop à l'aise.

                Quelque temps après, c'est moi qui avais appris à Charlie que le Quotidien de la ville ne paraîtrait plus. Il en était resté sur le cul : le journal qu'il ouvrait tous les matins en prenant son café crème !

                - Ils ont coulé ? Des grèves, une faillite ?

                - Non, non, c'est à la suite de l'affaire des chiens.

                - Des bruns ?

                - Oui, toujours. Pas un jour sans s'attaquer à cette mesure nationale. Ils allaient jusqu'à remettre en cause les résultats des scientifiques. Les lecteurs ne savaient plus ce qu'il fallait penser, certains même commençaient à cacher leur clébard !

                - A trop jouer avec le feu...

                - Comme tu dis, le journal a fini par se faire interdire.

                - Mince alors, et pour le tiercé ?

                - Ben mon vieux, faudra chercher tes tuyaux dans les Nouvelles brunes, il n'y a plus que celui-là. Il paraît que côté courses et sports, il tient la route. Puisque les autres avaient passé les bornes, il fallait bien qu'il reste un canard dans la ville, on ne pouvait pas se passer d'informations tout de même. J'avais repris ce jour-là un café avec Charlie, mais ça me tracassait de devenir un lecteur des Nouvelles brunes. Pourtant, autour de moi les clients du bistrot continuaient leur vie comme avant : j'avais sûrement tort de m'inquiéter.

     

                Après, ça avait été au tour des livres de la bibliothèque, une histoire pas très claire, encore.

                Les maisons d'édition qui faisaient partie du même groupe financier que le Quotidien de la ville étaient poursuivies en justice et leurs livres interdits de séjour sur les rayons des bibliothèques. Il est vrai que si on lisait bien ce que ces maisons d'édition continuaient de publier, on relevait le mot chien ou chat au moins une fois par volume, et sûrement pas toujours assorti du mot brun. Elles devaient bien le savoir tout de même.

                - Faut pas pousser, disait Charlie, tu comprends, la nation n'a rien à y gagner à accepter qu'on détourne la loi, et à jouer au chat et à la souris. Brune, il avait rajouté en regardant autour de lui, souris brune, au cas où on aurait surpris notre conversation.

                Par mesure de précaution, on avait pris l'habitude de rajouter brun ou brune à la fin des phrases ou après les mots. Au début, demander un pastis brun, ça nous avait fait drôle, puis après tout, le langage c'est fait pour évoluer et ce n'était pas plus étrange de donner dans le brun, que de rajouter putain con, à tout bout de champ, comme on le fait par chez nous. Au moins, on était bien vus et on était tranquilles.

                On avait même fini par toucher le tiercé. Oh, pas un gros, mais tout de même, notre premier tiercé brun. Ca nous avait aidés à accepter les tracas des nouvelles réglementations.

     

                Un jour, avec Charlie, je m'en souviens bien, je lui avais dit de passer à la maison pour regarder la finale de la Coupe des coupes, on a attrapé un sacré fou rire. Voilà pas qu'il débarque avec un nouveau chien !

                Magnifique, brun de la queue au museau, avec des yeux marrons.

                - Tu vois, finalement il est plus affectueux que l'autre, et il m'obéit au doigt et à l'oeil. Fallait pas que j'en fasse un drame du labrador noir.

                A peine il avait dit cette phrase que son chien s'était précipité sous le canapé en jappant comme un dingue. Et gueule que je te gueule, et que même brun, je n'obéis ni à mon maître ni à personne ! Et Charlie avait soudain compris.

                - Non, toi aussi ?

                - Ben oui, tu vas voir.

                Et là, mon nouveau chat avait jailli comme une flèche pour grimper aux rideaux et se réfugier sur l'armoire. Un matou au regard et aux poils bruns. Qu'est-ce qu'on avait ri. Tu parles d'une coïncidence !

                -Tu comprends, je lui avais dit, j'ai toujours eu des chats, alors... Il est pas beau, celui-ci ?

                - Magnifique, il m'avait répondu.

                Puis on avait allumé la télé, pendant que nos animaux bruns se guettaient du coin de l'oeil.

                Je ne sais plus qui avait gagné, mais je sais qu'on avait passé un sacré bon moment, et qu'on se sentait en sécurité. Comme si de faire tout simplement ce qui allait dans le bon sens dans la cité nous rassurait et nous simplifiait la vie. La sécurité brune, ça pouvait avoir du bon. Bien sûr, je pensais au petit garçon que j'avais croisé sur le trottoir d'en face, et qui pleurait son caniche blanc, mort à ses pieds. Mais après tout, s'il écoutait bien ce qu'on lui disait, les chiens n'étaient pas interdits, il n'avait qu'à en chercher un brun. Même des petits, on en trouvait. Et comme nous, il se sentirait en règle et oublierait vite l'ancien.

     

                Et puis hier, incroyable, moi qui me croyais en paix, j'ai failli me faire piéger par les miliciens de la ville, ceux habillés de brun, qui ne font pas de cadeau. Ils ne m'ont pas reconnu, parce qu'ils sont nouveaux dans le quartier et qu'ils ne connaissent pas encore tout le monde. J'allais chez Charlie. Le dimanche, c'est chez Charlie qu'on joue à la belote. J'avais un pack de bières à la main, c'était tout. On devait taper le carton deux, trois heures, tout en grignotant. Et là, surprise totale : la porte de son appart avait volé en éclats, et deux miliciens plantés sur le palier faisaient circuler les curieux. J'ai fait semblant d'aller dans les étages du dessus et je suis redescendu par l'ascenseur. En bas, les gens parlaient à mi-voix.

                - Pourtant son chien était un vrai brun, on l'a bien vu, nous !

                - Ouais, mais à ce qu'ils disent, c'est que, avant, il en avait un noir, pas un brun. Un noir.

                - Avant ?

                - Oui, avant. Le délit maintenant, c'est aussi d'en avoir eu un qui n'aurait pas été brun. Et ça, c'est pas difficile à savoir, il suffit de demander au voisin.

                J'ai pressé le pas. Une coulée de sueur trempait ma chemise. Si en avoir eu un avant était un délit, j'étais bon pour la milice. Tout le monde dans mon immeuble savait qu'avant j'avais eu un chat noir et blanc. Avant ! Ca alors, je n'y aurais jamais pensé !

     

                Ce matin, Radio brune a confirmé la nouvelle. Charlie fait sûrement partie des cinq cents personnes qui ont été arrêtées. Ce n'est pas parce qu'on aurait acheté récemment un animal brun qu'on aurait changé de mentalité, ils ont dit. "Avoir eu un chien ou un chat non conforme, à quelque époque que ce soit, est un délit." Le speaker a même ajouté "Injure à l'Etat national." Et j'ai bien noté la suite. Même si on n'a pas eu personnellement un chien ou un chat non conforme, mais que quelqu'un de sa famille, un père, un frère, une cousine par exemple, en a possédé un, ne serait-ce qu'une fois dans sa vie, on risque soi-même de graves ennuis.

     

                Je ne sais pas où ils ont amené Charlie.

                Là, ils exagèrent. C'est de la folie. Et moi qui me croyais tranquille pour un bout de temps avec mon chat brun. Bien sûr, s'ils cherchent avant, ils n'ont pas fini d'en arrêter, des proprios de chats et de chiens.

     

                Je n'ai pas dormi de la nuit. J'aurais dû me méfier des Bruns dès qu'ils nous ont imposé leur première loi sur les animaux. Après tout, il était à moi mon chat, comme son chien pour Charlie, on aurait du dire non. Résister davantage, mais comment ? Ca va si vite, il y a le boulot, les soucis de tous les jours. Les autres aussi baissent les bras pour être un peu tranquilles, non ?

     

                On frappe à la porte. Si tôt le matin, ça n'arrive jamais. J'ai peur. Le jour n'est pas levé, il fait encore brun dehors. Mais arrêtez de taper si fort, j'arrive.

     

    Fin

    Ensemble, luttons contre la bêtise , l'intégrisme, le racisme, l'exclusion,ne faisons pas semblant de ne pas voir, de ne pas savoir, de ne pas entendre!

     

     

     


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    Andreï Roublev (ou saint André l'Iconographe) est un moine et peintre d'icônes russes du XVème siècle. Il est né aux environs de 1360  et mort  probablement le 17 octobre 1428. Il a été canonisé en 1988, date du millénaire de la foi chrétienne en Russie, et il est fêté le 4 juillet.

    Nous ne savons pas grand-chose de la vie de Roublev, sinon qu'il était moine au monastère Andronikov près de Moscou et qu'il fut l'élève et l'assistant de l'iconographe d'origine grecque Théophane le Grec.

    Comme beaucoup d’iconographes, il était aussi fresquiste et il décora  plusieurs  cathédrales : la cathédrale de l'Annonciation de Zvénigorod, la cathédrale de l'Assomption à Vladimir, la cathédrale du monastère Andronikov à Moscou  couvent où il s'est retiré et où se situe le musée Andreï Roublev.

    Son icône la plus connue, l'icône de la Trinité est encore largement diffusée de nos jours. Andreï Roublev, bien que connu de son vivant, n'a été rendu célèbre qu'à partir de la fin du XVe et début du XVIe siècle où ses œuvres sont copiées et commencent à servir de modèle. Ce n'est qu'après le nettoyage de l'icône de la Trinité, en 1914, que l'art du peintre est apparu.

     

    La vie du peintre a inspiré le cinéaste soviétique Andreï Tarkovski, qui lui a consacré un film de fiction réalisé en 1966.


    Vierge de tendresse 

     

     Son Saint Michel est lui aussi copié dans de nombreux ateliers.

     

     Depuis un an je fais partie de l’atelier de Micha Greschny, fils de Nicolaï dont je vous ai raconté l’histoire ici. Les Greschny sont iconographes et fresquistes depuis le XVIème siècle.

    S’initier à l’art de l’icône c’est laisser tous ses savoirs au vestiaire et accepter d’entrer avec humilité dans un monde particulier où la technique se mêle à une quête de spiritualité.

    Modestement je vous montre ma première icône, un Saint Michel d’après le Saint Michel de Roublev.

     

    Andreï Roublev

     

    Le Tableau du Samedi


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    Automne

     

    Automne flamboyant

    Sur mon chemin bruissent les feuilles

    Je marche


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  •  Suite et fin sur mon blog des aventures de ma Minette à la noce. Pour la suite, il vous faudra la lire dans notre prochaine anthologie. Moi qui suis un peu dans le secret des Dieux, je peux vous dire qu'il s'en passe de drôles!!!

     

    Des chatons à la noce

     

    Il a raison Jojo, quel point de vue étonnant. Voir sans être vu ! Il a dû être chat dans une autre vie ! Tout en bas, c’est une débauche de couleurs, de chapeaux, de sacs, de fleurs, de rubans, de parfums, de dentelles. Ça chuchote, ça tousse, ça pleure, ça racle des pieds, ça bouscule des chaises, ça se pousse du coude, ça glousse… Le marié et la mariée se tiennent au milieu de l’allée, droits comme des cierges pendant qu’une  femme s’égosille dans un Ave Maria qui endormirait un chat devant un trou de souris ! Fascinée par le spectacle, j’en oublie de surveiller mes petits qui s’amusent comme de petits fous. Visiblement cette tribune sert de débarras. Il y a des livres dans un coffre, un lutrin, une pendule, un harmonium tout défoncé, de vieux rideaux plein de poussière.

    Soudain, un bruit d’ailes soyeux nous fait lever la tête. C’est une jolie corneille au plumage bleuté qui s’est juchée sur une poutre du carillon et qui se dandine en sautillant d’une patte sur l’autre. Intrigués, les chatons entreprennent d’escalader les vieux rideaux et se retrouvent sur les touches de l’harmonium d’où s’échappent des sons plaintifs mais qui emplissent tout l’espace. Espiègle, la corneille accompagne cet air improvisé de joyeux « Kouac Kouac Kouac » tout en s’essayant à des jeux de mots sans queue ni tête :

    -      -    Oh ! Les jolis chats perchés  qui font de la musique ! Charmant charivari dans la chapelle en fête ! Dis donc le chat-huant, tu nous chuinterais pas un petit cha-cha-cha pour qu’on fasse bamboche ? J’adore le chahut impromptu ! Eh ! Oh !! Emilie, change donc de perchoir et viens voir un peu cha !

    Arrive une mouette qui après avoir pirouetté d’artistiques arabesques vient se percher sur la rambarde de la tribune.

     

    Des chatons à la noce

     

    -      Aïïïe , Aïïïe, Aïïïe, kec kec kec qu’est-ce que c’est ? Un concert ? Et je ne suis pas invitée criaille-t-elle tout en lâchant ses fientes dans le chapeau d’une vieille dame.

    -      Bravo, bravo, chante Jojo ! Du guano dans l’chapeau de cette harpie d’Ophélie !

    Encouragée, la mouette se met à parader sur la rambarde s’accompagnant de « Tiouou, Tiouou » enthousiastes ce qui en langage mouette signifie :

    -      Venez les copains, ici on s’amuse bien !

    Et voilà que surgit une pie, suivie d’une tourterelle qui joignent des « couroucoucou » et des « tchek tchek tchek » à cette chorale très animée. Comme pour ne pas être en reste, les cloches du carillon se mettent à tintinnabuler en chœur :

    -       -     Digue, digue digue, digue digue dong, sonne, sonne, sonne, joli carillon, tandis qu’un petit vent coulis aux senteurs de lavande et de miel harmonise le tout comme par enchantement.

    -      -       Oh, ben, si l’esprit du clocher s’y met aussi hulule la chouette qui vient de se réveiller, je veux bien faire les « HOU !! HOU !! » Vous savez quoi ? Il faudrait aller chercher Coco dans son pré, avec sa voix de ténor on va faire un tabac !

    Après quelques secondes de stupeur, les invités commencent à s’interroger timidement d’abord puis en maugréant des propos de mécontentement. Je sens que le vent va tourner mais profitant de ces instants de flottement, la dame qui s’évertuait à massacrer son Ave Maria change soudain de registre et entonne un « Oh Maria ! » plein d’entrain. Interloqués, les invités ne savent plus s’ils doivent ronchonner ou mêler leurs chants à celui de la soliste. C’est le curé qui le premier donne l’exemple en tapant dans ses mains  tandis que les enfants de chœur swinguent gaîment sur leur banc. Bientôt l’église n’est plus qu’une grande nef en délire avec des gens qui chantent, qui dansent, qui se sourient, qui se donnent des coups de coude, qui se tapent sur l’épaule, qui se tournent vers la tribune en montrant leur pouce levé pour montrer qu’ils apprécient cette participation inattendue. La mariée est aux anges et accepte de bon cœur ce gospel qu’elle n’avait pas choisi mais qui semble faire l’unanimité dans l’assistance.

    Jojo sifflote dans son coin et tout en me grattouillant la tête, il me dit des larmes au bord des yeux :

    -      -        Dis, tu crois qu’elle va vouloir me parler la Fanfan ?

    J’aimerais bien pouvoir lui répondre que oui mais soudain je vois débarquer Célestine le regard noir plein de reproches qui nous embarque tous les cinq dans son grand sac pour nous ramener à la ferme sans nous demander notre avis. Comment lui dire que je n’y suis pour rien ? En tous les cas, j’espère bien que ce soir, Lubie me racontera la suite de cette noce qui semble pleine de surprises et surtout, j’espère aussi revoir Jojo.

     


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  • Le nouveau grand chantier pour l'Association Rêves  avance à pas de géants. C'est très stimulant de chercher à se caler sur les idées des autres, de s'y glisser en respectant leurs identités, leur style, leur fantaisie. Pas toujours facile, je le reconnais de me souvenir des liens qui unissent tous les participants de ce mariage d'autant plus que de nouveaux s'en tricotent chaque jour. Par chance Quichottine et Polly veillent au grain.

    Je vous livre mon dernier texte, en deux parties, que mes aficionados survoltés veuillent bien m'en excuser. Il fait suite aux deux textes précédents: Naissances surprises et Des chatons sur la paille

     

    Un visiteur inattendu

     

    Aujourd’hui, c’est donc le grand jour ! Les rayons du soleil qui filtrent par la lucarne dessinent des ronds de lumière sur la paille. Lubie paraît calme et mâchonne son foin avec application. Moi par contre je suis  très énervée car j’ai plutôt mal dormi. Les propos de cette mouche zinzinabulent encore dans ma pauvre cervelle et ma queue est agitée de soubresauts rageurs. Non mais quelle folle ! C’est vrai que quand on se contente de pondre ses œufs dans une charogne ou sur une bouse du chemin on ne sait rien des joies et des contraintes de la maternité !

    La fleuriste, une jolie jeune femme à l’élégance discrète, est arrivée dans l’écurie peu après la visite de Célestine qui m’a apporté mon petit déjeuner. Elle s’affaire en chantonnant autour de la calèche. À ses pieds, des rubans, des flots de dentelles, des feuillages aériens, des plumes et puis ces fleurs champêtres sous lesquelles je me suis endormie tant de fois et qui ressemblent à de petits nuages. Tout en l’observant assembler avec amour ses petites gerbes, je repense à l’incident étrange qui s’est produit cette nuit.

    Vers une heure du matin, la porte de l’écurie s’est ouverte et un homme est entré. À sa façon d’explorer les lieux, j’ai  compris qu’il n’avait pas la conscience tranquille. Il avait une démarche souple, presque féline, le corps robuste et vigoureux d’un homme habitué à vivre au grand air. Il dégageait une odeur très particulière, un mélange fait d’embruns iodés, de fioul de bateau et de poisson séché que je reconnus aussitôt pour avoir traîné quelques temps dans un port de pêche. Son sac rond de marin en forme de saucisse me confirma qu’il avait dû naviguer un temps avant de s’échouer ici.

    Quand il découvrit la calèche,  il  eut l’air très intéressé. Il en fit le tour et inspecta minutieusement le coffre en osier que l’on avait accroché à l’arrière. Puis il se mit à marmonner des propos incohérents où il était question de cette andouille d’inspecteur Brod qui avait failli le coffrer à la place d’un autre, de cette Mina de Saint Palais, une intrigante qu’il avait déjà croisée dans un bar louche de Caracas, d’une certaine Fanfan dont il répétait le prénom en boucle. Visiblement il cherchait un abri pour la nuit mais il n’avait sans doute pas choisi cette grange par hasard.

    J’essayai de me faire discrète mais il se prit soudain les pieds dans un seau d’eau et s’étala de tout son long à quelques centimètres de moi. Réveillés par tout ce tintamarre, les chatons se mirent à miauler et bien sûr, l’homme eut tôt fait de découvrir notre cachette. Je me mis alors en position de défense, le dos rond, le poil hérissé, les babines retroussées tandis qu’un feulement d’alerte s’échappait de ma gorge. Nullement impressionné l’homme retourna le seau et s’assit juste en face de moi.

    -      Tout doux ma belle. Toi aussi t’es en cavale ? N’aie pas peur, les chats et moi c’est une longue histoire ! Sais-tu que sur tous les rafiots de la planète, il y a des chats qui sont chargés de veiller au grain en trucidant les rats ! Et puis tu n’es pas la première vagabonde qui dort dans la même grange que moi. Toi et moi, on est de la même engeance, celle des miséreux, des réprouvés, des malchanceux, celle qu’on chasse à coups de cailloux ou de dénonciations.

    Il avait le visage buriné par le soleil et le vent. Deux plis d’amertume marquaient les coins de sa bouche mais ses yeux clairs avaient gardé quelque chose de doux et d’enfantin. Derrière ses allures de bourlingueur bravache, on pouvait deviner une grande misère affective et un immense besoin de tendresse. Tout en parlant, il s’amusait à soulever la paille avec une petite baguette de bois, la faisant voler dans les rayons de lune. Soudain, chaton numéro 1 échappa à ma surveillance en faisant un grand bond pour s’inviter à la danse de ces brindilles légères et brillantes comme des flammes d’argent. Bientôt chaton numéro 2 bondit à son tour suivi du numéro 3. Chaton numéro 4, une femelle plus timide, resta auprès de moi regardant avec envie cet homme qui semblait s’amuser autant que ses frères. Il avait basculé sur le dos et les laissait escalader son pantalon, fourrager dans ses dreadlocks, grimper le long de ses bras, se laisser glisser dans le creux de ses mains,  grignoter le fromage et le jambon qu’il avait sortis de son sac. Il gloussait doucement et semblait ravi de s’abandonner à ces jeux innocents mais au bout d’un moment, il déclara :

     

    Un visiteur inattendu

     

    -      Bon, maintenant, ça suffit la marmaille ! Tout le monde au lit ! Demain, ça va être une sacrée journée !! Ah, au fait, moi, c’est Jojo, Jojo l’Amerlo !

    Il prit les trois chatons dans ses grandes mains et me les rendit avec beaucoup de précautions. Il me caressa entre les deux oreilles puis se chercha un coin dans la paille pour y passer la nuit.

    Mais au matin, plus de Jojo ! Il a dû repartir de bonne heure car je ne le vois nulle part. Dommage, je l’aimais bien ! Tiens voilà la fleuriste qui sort pour prévenir Alfred qu’elle a terminé et qu’il peut atteler Lubie. Cette dernière jette un coup d’œil à la calèche, visiblement soulagée d’avoir échappé au chapeau fleuri. C’est alors que Jojo, de la paille plein les cheveux sort discrètement de sa cachette. Il me fait un petit signe puis se dirige d’un pas sûr vers la malle en osier, en soulève le couvercle, balance son sac et saute prestement à l’intérieur.

    Il est grand temps que tout ce remue ménage se termine que je puisse enfin retrouver le calme et profiter un peu de mes chatons. Mes chatons ? Mais où sont mes chatons ? Pourvu qu’ils ne soient pas cachés sous les roues de la calèche ! C’est alors que je vois le couvercle de cette maudite malle se soulever à nouveau et Jojo me faire signe en murmurant :

    -      Désolée Princesse mais tes chatons sont dans mon sac ! Il semble qu’ils aient pris goût au fromage et au jambon ! Allez, viens avec nous, on va bien s’amuser ! 

    Je ne sais pas combien de temps a duré cette comédie, combien de fois nous nous sommes arrêtés, combien de voix différentes j’ai entendues, combien de visages entrevus, combien de bravos, combien de « Regardez comme ils sont beaux !» Mes chatons sont près de moi et c’est ce qui m’importe. Et puis Jojo me fait la conversation en me racontant l’histoire des uns et des autres. Visiblement, il ne les aime pas beaucoup !  Le seul qu’il semble apprécier, c’est Monsieur Paul, son ancien instituteur et une certaine Fanfan dont il était amoureux fou mais qui en a préféré un autre, plus riche et moins fou sans doute. C’est pour elle qu’il est parti sur ces fichus rafiots, pour elle qu’il a tenté sa chance à Las Vegas mais rien ne s’est passé comme il l’aurait voulu. Lorsque la calèche s’arrête devant l’église, Jojo s’étire, fait craquer tous ses os puis il déclare avec un grand sourire

    -      Et maintenant Minette, que la fête commence. Tu viens ? On va passer par la petite porte de côté. Il y a un escalier qui mène au clocher, mais nous, on va s’arrêter à la tribune. De là, on peut tout voir sans être vu. Allez la marmaille, tout le monde descend !

    Un visiteur inattendu

     

    J’ai toute juste le temps d’entendre Lubie qui s’exclame :

     

    « Bouquets d’ombelles

    Nuages en dentelle

    Mais pourquoi cloche-t-on ? »

     

    Décidément ce mariage la laisse vraiment de marbre !

     

    suite et fin ...... bientôt!

     


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