•  En écho à Annick et à Martine, un texte qui dormait dans mes tiroirs

     

    Derrière le rideau

     

     

       Demain, je serai vieille. Je resterai des heures, assise à ma fenêtre, derrière un rideau blanc souligné de dentelle. Je verrai les oiseaux dans le ciel à la tombée du jour, les nuages changeants effilochés de rose, un chat sur les toits gris, levant son petit nez dans la douceur des soirs d’été.

       Je ne parlerai plus. Je serai toute entière à ma tâche, absorbée de silence et les êtres que j’ai connus hier ne me connaîtront plus. Ils seront là pourtant, figés dans un instantané bruissant et coloré, glissant le long des jours comme de preux fantômes à l’orée des forêts.

       Et moi, enfin, je pourrai être moi. Plus besoin de paraître. Je pourrai être moi dans l’oubli et l’abandon des autres. Oubliée ! Quel joli mot que celui là qui se déplie avec légèreté, qui sent bon le pardon et l’absence, la poussière et le renoncement.

       Certains viendront encore, empêtrés de sourires gênés et de fausses excuses.

    -  Nous sommes désolés, nous sommes tellement, tellement occupés ! Il y a tant à faire ! On se dit : « aujourd’hui, nous irons ! » Et puis, et puis…

    - Ne soyez pas désolés si vous m’avez oubliée ! Je peux bien vous le dire, je crois bien que moi aussi je vous ai oubliés !

       Alors, il vous faudra passer votre chemin et me laisser en paix dans ce lent tête-à-tête, avec cet invisible qui palpite si fort en lisière de moi, le glissement des heures sur des plages de brumes où je marcherai seule.

       Je laisserai errer le flot de mes pensées sans vouloir les trier, les ranger, encore moins les ordonner. Je serai transparente et tout enfin pourra me traverser. Je ne retiendrai rien. Je laisserai passer la vague et le fleuve des mots et l’angoisse et la peur, les joies, les peines,  les regrets déchirants…

       Toute une vie pour parvenir au vide qui vous relie à tout, à la douce lucidité de mon effacement.

     


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  •  En vous parlant de notre nouvelle anthologie: "Voyage", je me suis rendu compte que je n'avais jamais publié sur mon blog la petite nouvelle que j'avais écrite pour un de nos précédents recueils: "La marguerite des possibles". Peut-être serez-vous heureux de la découvrir ou de la redécouvrir.

     

    À  l’impossible, nul n’est tenu

     

    Il mit son rouge tablier puis se versa un petit verre d’eau de noix pour se donner du courage. La veille, il avait affûté ses couteaux : le saignoir, l’ébarboir, le tranchelard, le dépeçoir, l’écharnoir, le rognoir, le coupoir, le hachoir. Il avait fourbi ses longs ciseaux, préparé les aiguilles et le fil, la cuvette de faïence pour recueillir le sang, récuré le chaudron, dégraissé la cocotte, astiqué la sauteuse !

    Il s’était aussi entraîné mentalement et avait visualisé maintes fois toutes les étapes de cette journée décisive : saigner, plumer, vider, dénerver, désosser, détailler, hacher, émincer…

    Le plus dur, il le savait, serait de voir son œil confiant saisi soudain de l’étonnement ultime, de sentir la douceur de ses plumes sous la main, le corps tiède qui s’affaisse, privé de vie  tandis que le sang coule goutte à goutte, rouge au-dessus de l’assiette impeccablement blanche !

     Jamais il ne pourrait, il le savait bien ! Mais comment déroger ? Comment dire non à son destin ? Depuis qu’il était tout petit, il entendait son père seriner encore et toujours la même phrase avec son air borné, pétri de certitudes : « Chez les D’Agen de d’Aizensac, on est charcutier-volailler de père en fils !! » Mais lui, ce qu’il voulait, c’était se libérer au plus vite de cette machinerie absurde, ouvrir son cœur bien grand, effeuiller tous les mots qui surgissaient sans bruit dès qu’il gratouillait sa guitare, allumer des étoiles dans les yeux des gens, leur donner de l’espoir, leur montrer d’autres routes.

    Il avait déjà composé des dizaines de chansons et comme il n’osait pas les chanter à ses proches, il avait pris l’habitude de se produire la nuit dans le hangar où dormaient les oies et les canards destinés à finir en conserve. Il faut dire que ces volatiles étaient bon public. Certains allaient même jusqu’à se dandiner en mesure en  lançant de petits « coin coin » joyeux. Il y avait surtout une petite cane toute blanche, particulièrement affectueuse qui venait se percher hardiment sur son épaule, lui donnait de petits coups de tête pour l’encourager et qui battait des ailes dès qu’il avait terminé comme si elle l’applaudissait.

    Lorsque son père avait découvert son secret, il était entré dans une rage folle. À nouveau, il avait déclamé sa fameuse maxime : «  Chez les d’Agen de d’Aizensac, on est charcutier-volailler de père en fils !! » Puis il avait ajouté : « Ton apprentissage théorique n’a que trop duré ! Lundi, tu passes à la pratique et tu vas t’entraîner sur cette cane blanche ! Elle est grasse à souhait ! »

    Et maintenant, il était là, devant la porte de l’immense enclos, le cœur au bord des lèvres, indécis, prêt à prendre la fuite. La cane blanche était accourue dès qu’elle l’avait vu, confiante, amicale, avec du rire au fond des ses petits yeux noirs. Il fut pris de vertige et lâcha le couteau qu’il tenait à la main.

     C’est alors qu’il les vit, juchées dans le sapin de son premier Noël, auréolées d’une nuée de plumes! Jeanne ! La Jeanne de Brassens accompagnée de son oie. Jeanne au grand cœur qui avait accueilli son chanteur sans le sou pendant des années et chez qui il avait écrit tant de succès. Jeanne qui avait refusé de manger son oie alors qu’il faisait faim. Elle tenait dans ses mains quelques partitions sur lesquelles il pouvait lire ses titres préférés : La mauvaise réputation, Mourir pour des idées, La petite marguerite, Une jolie fleur, Pauvre Martin, Les trompettes de la renommée…

    S’il se mettait à voir des fantômes, c’est qu’il allait vraiment très mal ! Mais il avait beau se frotter les yeux elle était toujours là qui lui souriait. Soudain, alors qu’il allait s’évanouir, Jeanne se mit à parler: « Au pays des canards, les musiciens sont rois ! Prends donc ta cane sous le bras et quitte cet endroit ! Je t’offre cette plume. Avec elle tu sauras écrire des merveilles et garder le cœur pur ! Vas, ne te retourne pas,  je veille sur toi ! »

    C’est ainsi que Charles-Henri d’Agen de d’Aizensac devint le chanteur le plus médiatique de sa génération ! Sa chanson fétiche « La marguerite de tous les possibles » fit le buzz sur internet. Elle fut programmée en boucle sur toutes les radios et très vite, sa cane et lui devinrent la coqueluche des plateaux télés. Et comme les journalistes ne sont pas très originaux dans l’art de poser des questions, il dut répéter en boucle comment un D’Agen de D’Aizensac avait fui son destin tout tracé pour découvrir les chemins de la liberté.

     

     

    canard blanc

     

     


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  • Quichottine m'a donné envie de publier ce texte ancien écrit lors d'un atelier d'écriture aux Moulins Albigeois. Ces ateliers sont toujours liés à une exposition contemporaine et les textes produits pas toujours très lisibles si on ne les rattache pas à l'expo, c'est pourquoi j'hésite à les publier. Mon texte s'inspire d'une déambulation autour des œuvres de Niek van de Steeg. Alors que je m'interrogeais encore ce matin, c'est le texte de Martine qui m'a donné l'impulsion finale. Pourquoi écrit-on? Pourquoi publie-t-on? Mystère! Lira qui voudra, peu importe!

    Niek van de Steeg qualifie son exposition de « construction mentale », ou d’« exposition sculpture ». Le visiteur s’y promène comme dans les circonvolutions d’un cerveau, le long d’une palissade en bois serpentant dans les grands espaces bruts des Moulins albigeois. L’artiste y projette ici et là des moments de sa réflexion sur la notion de matière première et ce qu’elle produit, dans le domaine économique et social comme dans le domaine artistique. Attentif aux grandes contradictions du monde contemporain, développement et écologie, concentration capitaliste et action citoyenne, Niek van de Steeg stimule le regard critique et imaginatif en proposant par exemple d’utiliser le café des pays pauvres pour produire de superbes tableaux abstraits, ou l’uranite jaune pour construire une sculpture cinétique.

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    -      Oh ! J’ai vu, j’ai vu !

    -      Ma fille,  qu’as-tu vu ?

     

    -          J’ai vu des arbres-planche résignés, solitaires. Ils étaient tous rangés par ordre d’importance : les grands au fond qui suivaient la courbure du vent et les petits devant, bien sages, l’esprit vierge et offert, tout emplis d’espérance naïve. Je les ai vus pleurer maman, en bleu, en rouge, en vert, et même en violet. Je les ai vus s’incliner lentement comme de gros tournesols tristes et accepter leur sort sans opposer la moindre résistance, sans poser de questions, sans jamais demander qui avait ainsi décidé de leur sort. Je voudrais être saule maman, les pieds nus dans le fleuve avec mille poissons qui me diraient sans fin la douceur ruisselante de leur ventre argenté.

    -      Cela ne se peut pas ma fille. Nous sommes embarqués pour le même voyage. Les couleurs et les routes peuvent parfois  diverger quelque peu mais pas la direction et chacun doit rester à sa place.

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    -      Oh ! J’ai vu, j’ai vu !

    -      Ma fille, qu’as-tu vu ?

     

    -           J’ai croisé l’homme en rouge qui court sur le bitume déroulant son discours comme un grand sorcier fou.

    -      Mais que disait-il donc ?

    -      C’était comme un rêve maman. Il parlait de matière première, d’uranium, de paysage, de fantasme et de sécurité, d’amour et de santé. Ses pieds tapaient sur le bitume « tap, tap, » comme le rythme d’un tam-tam qui battait dans les mots. Il y avait tout le long de la route de petites maisons en forme de cubes, toutes, toutes pareilles, avec les mêmes portes et les mêmes fenêtres et les mêmes rideaux et les mêmes jardins. Moi, quand je serai grande, je n’habiterai pas dans une maison cube. J’habiterai une maison de vent et de lumière, une maison sans porte ni fenêtre, une maison nomade, cerf-volant, parapluie, parachute, une maison nacelle, rouge et jaune emportée dans le ciel par un gros ballon bleu. Je pourrai me poser dans un grand champ de blé, au sommet des collines, au bord d’une rivière et tout autour de moi sera joyeux et chaud.

    -      Cela ne se peut pas ma fille ! Les hommes vivent toujours en rond, en troupe, en file indienne. Ils se cherchent sans fin, s’entrecroisent, s’entregrouillent, se multiplient, se bercent d’illusion, rêvent d’amour et de fraternité mais ils finissent toujours par se marcher dessus, par se chercher querelle. Et ceux qui veulent fuir, vivre en marge, en lisière, sont vite rattrapés, menés à la baguette, obligés d’écouter encore et encore toujours les mêmes mots pour vous emplir le crâne de choses inutiles, vous empêcher de voir et de comprendre. C’est qu’il faut filer droit ma fille même si nous allons tous dans le même cul de sac. Parfois, on entend bien un cri, quelqu’un qui vous appelle à la révolte et à l’insoumission mais les utopistes d’hier deviennent trop souvent les dictateurs de demain !

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    -      Oh ! j’ai vu, j’ai vu !

    -      Ma fille, qu’as-tu vu ?

     

    -      J’ai vu de gros insectes couleur de terre brune, terre d’ombre brûlée ou peut-être café, frangé de crème fraîche. Ils étaient enfermés dans une cave obscure. Leurs gros yeux me fixaient d’une façon tranquille et résignée mais leurs bouches criaient la longue mélopée de leurs lointains ancêtres, ceux qui vivaient avant dans la forêt des origines. Et ils tournaient en rond dessinant avec leurs pattes et leurs antennes des spirales sans fin, de longues lignes de fuites tremblotantes,  découpées comme de la dentelle. Ils avaient froid maman près de ces grilles béantes, avec le bruit de l’eau qui battait la muraille de son gros ventre roux. C’est alors que j’ai vu une drôle de machine. Elle semblait prête à s’envoler pour traverser le fleuve. Elle grattait le sol de ses huit pattes rouges  et sa queue de dragon dessinait dans le ciel un long ruban bleuté. Tout en bas, il y avait un moulin qui fouettait le grand fleuve et des flocons d’écume montèrent jusqu’à moi délivrant leur message : « Liberté, liberté, ouvrez toutes les cages ! » Ah ! quel bonheur maman lorsque j’ai vu la longue file des insectes grimper dans la drôle de machine. Quand tous furent à bord, je larguais les amarres qui la tenaient au sol et l’arche des insectes partit droit vers le Sud à la recherche de nouveaux territoires. Un jour maman, je construirai moi aussi une arche colorée  comme un bel arc-en-ciel…

     

    Mais pendant qu’elle parlait, quelqu’un avait construit un très long mur de briques qu’elle ne pouvait franchir. Elle s’aperçut alors qu’elle avait grandi d’un coup et ses rêves d’enfant se perdirent à jamais dans le grand labyrinthe des jours. Pourtant, tout à côté, les grands saules bruissaient, les blés doraient, les collines faisaient le dos rond, les insectes fouillaient dans l’humus des forêts et le fleuve coulait, charriant des tonnes et des tonnes de boues venues de sources lointaines. Mais elle avait rejoint la cohorte des hommes. Qui la délivrerait ?

     

    Ah, vous dirai-je maman!

     un petit clic sur la photo de Jean-Louis

     


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    Mamie Marguerite dernière  partie

     

    Quand elle est morte, à l’âge de 90 ans,  je lui ai écrit une lettre.

    «   Tu es partie mamie par un matin   d’hiver, un sale petit matin de décembre, sans prévenir personne, seule dans cette chambre que l’on avait aménagée pour toi dans ce qui était autrefois ton magasin. Je me suis toujours demandé ce que tu devais penser d’avoir à dormir là, exposée comme une marchandise sous les étagères que tu arrangeais avec tant d’amour, à côté de cet énorme comptoir de bois blond où restaient encore quelques graines. Tu avais  pourtant à l’étage une chambre de reine avec une belle moquette rouge et  un grand  lit capitonné qui faisait ta fierté. C’était ton antre, ton refuge, un espace sacré dans lequel nous n’osions pas pénétrer sans y avoir été invités. Tous les soirs, avant de m’endormir, je t’entendais tourner avec application les pages du journal que tu  prenais plaisir à lire pour clore ta journée de labeur. C’était ta récompense et moi qui apprenais avec difficulté mes leçons dans la chambre juste à côté, je t’imaginais dans ce lit immense, blottie entre des draps toujours fraîchement lavés et repassés, toujours brodés à tes initiales, bataillant avec les pages du journal que tes gros doigts avaient tant de mal à tourner.

    Tu aimais aussi lire les classiques: Pagnol, Troyat, Clavel, Giono, Bernanos, mais je sais qu’en cachette, tu lisais aussi du Delly.  Tu ne me les donnais à lire que s’il n’y avait pas de passages que tu jugeais  trop osés pour moi.  Je me sentais tellement bien alors dans ce calme, cette paix. J’étais comme dans un cocon, entourée d’amour et de sécurité. Je n’avais plus peur de rien,  j’aurais voulu que cela dure toujours.

    Tu es partie mamie et je suis orpheline. Mon enfance n’est plus. Les images surgissent rondes et lisses comme la lampe le soir au-dessus de la table, comme la lune l’été au-dessus du vieux banc.

    Je revois nos promenades à la tombée du jour. Nous marchions à pas lents dans la rue principale et tous les gens assis sur le pas de  leur porte nous apostrophaient toujours de la même façon : « Alors, on se promène ? Ou bien : Alors, on prend le frais ? Il a fait chaud aujourd’hui ! » Tantôt, c’était la route du séminaire jusqu’au petit bois de peupliers qu’on appelait le Bouscaillou, tantôt le chemin de Sermet appelé aussi le chemin des sœurs parce qu’il longe le couvent. Il y avait aussi la route de Faussergue où nous guettions les premières violettes, celle de la Combette et de la Foncouverte. J’entends encore le murmure des feuilles dans les grands peupliers chahutés par la brise, le chant têtu et flûté des grenouilles dans les fossés de Ginestous, les cris rageurs des hirondelles déchirant en tous sens les dernières lueurs du jour.

    Tu me prenais le bras et ton pouce allait et venait le long de mon poignet rythmant notre silence. C’était un pouce dur et rugueux comme une écorce d’arbre. Et puis, nous revenions. La nuit avait accroché ses étoiles. Ils étaient encore tous là sur le devant de leur porte : les Azam, les Piques, les Cuq, les Chamaillou, les At…. « Alors, elle est finie la promenade ? » J’étais alors emplie d’un bonheur simple et paisible, d’une sorte de plénitude qui me reliait à la présence tellement palpable de la nuit, de tous ces êtres dont la vie bruissait, palpitait autour de moi. J’avais le sentiment d’exister vraiment, d’être l’objet de tous les regards simplement parce que j’étais ta petite fille, la petite fille de Madame Molinier. Je suis encore et pour toujours la petite fille de Madame Molinier.

    Tout le monde s’agite autour de ton corps apaisé. On te raconte, on se souvient, on noie son chagrin dans la parole. La petite flamme du cierge s’étire et éclaire ton visage de cire. Tes mains sont croisées autour d’un chapelet. Tu portes un gilet mauve. Cette porte qui grince, c’est moi Mamie. Je n’en finis pas de venir vérifier, de m’assurer que je n’ai pas rêvé. Mais tu es toujours là et je te regarde fascinée par ce visage que je ne connais pas, pénétrée de douleur, submergée par une houle de larmes. À mon tour, doucement, je frôle ton poignet de mon pouce furtif. En cachette, je glisse une mèche de cheveux dans un coin du cercueil.

    Demain, tout sera dit. Je n’aurai plus de toi que ces pensées secrètes, une odeur retrouvée au détour du chemin, le souvenir de ton sourire complice quand tu voulais partager avec moi une situation cocasse, celui des repas de la Toussaint où tu invitais toujours tes deux frères, l’agitation du magasin les jours de foire, la joie que  tu manifestais alors à échanger en Occitan avec tous ceux qui le souhaitaient.

    Je te baise les mains, le front, la joue et puis je fuis sans un mot quand le menuisier vient pour refermer le cercueil. Dans quelques minutes, nous irons à pas lents dans la rue principale. Ils seront tous là, les Azam, les Piques, les Cuq, les Chamaillou, les At… attendant dignement sur le pas de leur porte pour se joindre au cortège. Il y aura la place avec ses marronniers, l’odeur immuable de l’encens dans  une église pleine à craquer, la route du cimetière bordée de chênes, le bruit des pas sur le gravier, les derniers mots d’adieu, les derniers regards au cercueil qui descend inexorablement dans le caveau de famille, les gestes d’affection, les fleurs et la douleur atroce lorsqu’il faudra te laisser là, seule dans la nuit et le froid. 

    Ma grand-mère s’appelait Marguerite. Avec elle, j’ai connu la paix et la sécurité. Elle a été mon refuge, ma planche de salut, mon guide, celle qui m’a permis de me construire alors que tout s’écroulait autour de moi. Pas un seul jour sans que je ne pense à elle et elle, j’en suis certaine, est toujours à mes côté  comme un ange gardien.

     


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  • Dernier texte pour clore l'atelier d'écriture. Après avoir écrit sur quatre "tableaux" (voir les quatre textes précédents) L'animatrice nous demande de nous improviser commissaire d'expo, de se choisir un lieu et d'inclure nos œuvres dans une expo en trouvant un lien entre elles.

    L’expo à Sarcelle

     

    C’était ma toute première expo et mon tout premier chèque. Lorsque Diégo m’avait dit qu’il était dans la panade et que son commissaire d’expo lui avait fait faux bond, j’avais saisi ma chance et m’étais proposé sans réfléchir. L’occasion était trop belle ! Diégo m’avait juste donné un lieu : la gare de Sarcelle et un thème : "L ’Ailleurs". Il m’avait confié que le lieu était sympa avec une forte concentration d’émigrés venus d’Afrique du Nord et  de Turquie avec des kebabs à tous les coins de rue.

    «  Pour les œuvres à exposer, je te donne carte blanche. Tu fouilles et tu fais à ton idée. Tiens, si ça peux t’aider, je te file une liste de noms et d’adresses, tu en connais peut-être certains. Mais attention, tu restes dans le flou, rien d’agressif et surtout pas d’images choquantes. C’est juste une expérience tu comprends. On fait profil bas, on s’intègre en douceur. Je ne veux pas d’embrouilles avec les locaux. Ils sont gentils mais susceptibles ! »

    Et c’est avec ces quelques consignes en tête que j’avais dû m’organiser. J’avais donc commencé par tâter le terrain en allant au kebab qui se trouvait en face de la gare. Le patron était Kurde et s’appelait Ajar. Il avait une carrure de rugbyman et ses bras arboraient de multiples tatouages dont  un Christ pantocrator qui me fit penser qu’il était de religion chaldéenne. Ajar était sympathique et plutôt bavard. Il  me confia que du fait de sa religion, l’intégration avait été facile mais qu’il souffrait encore malgré tout de la façon dont les élus locaux considéraient leur communauté.  Pour eux, tout ce qui venait d’ailleurs était considéré comme suspect, sale et malsain.  Tu vois bien, il n’y a pas un seul blanc dans mon kebab, comme si ma cuisine allait les empoisonner ! Pourtant, tu peux aller y faire un tour dans ma cuisine, elle est nickel et sans doute plus propre que la leur ! Et puis, tu as vu les rues, les trottoirs. C’est sale c’est vrai mais où sont les poubelles ? Les conteneurs sont éloignés d’au moins 800 mètres les uns des autres alors, les gens balancent leurs sacs sur les trottoirs et ça reste là pendant des jours ! »

             Cette phrase « Mais où sont les poubelles ? » m’occupa toute la nuit. Il fallait que je construise cette expo sur le thème de l’Ailleurs vu par les autres. Oui, c’est ça. Au centre du hall de gare, il demanderait à Johny Poubelle de lui arranger quelques installations très significatives pour interpeller ces élus locaux et rendre service à Ajar. Il se ferait un plaisir de créer le désordre et le questionnement. Peut-être même irait-il jusqu’à animer les trottoirs sous forme de clins d’œil. Et puis aussi il pourrait accrocher une toile de Patrick Meunier, celle avec des post-its partout qui dirait comment de plus en plus les gens se mettent des œillères pour ne pas voir ce qui les dérange, peut-être aussi pour signifier comment on veut guider notre pensée, notre regard, nous mettre en tête d’autres valeurs, nous obliger à adhérer à un objectif politique qui n’est pas le nôtre.

    Et pourquoi pas un tableau avec des lignes? On était bien dans une gare? Oui des lignes pour nous emmener vers un ailleurs où l’on peut voir avec ses yeux, sentir avec son âme, penser avec ses mots, des lignes de mots en ribambelles qui danseraient, feraient la ronde, mots perdus, retrouvés, des mots qui se défont, se déguisent, se dérobent et qui, même si on ne les comprend pas toujours, nous interpellent parce qu’ils sont la trace de notre humanité.

    C’est alors que je découvris dans la documentation de Diégo un article sur cet artiste qui vivait dans les arbres et que j’étais allé visiter un jour, celui qui, avec sa drôle de machine, captait les ondes vagabondes. Il faudrait le convaincre, mais s’il acceptait de venir dans la gare de Sarcelle, il en capterait un paquet d’ondes vagabondes. J’étais sûr que ça lui plairait à Ajar cette histoire d’ondes vagabondes, des ondes venues d’ailleurs, de l’au-delà des mers, peut-être de son pays où il avait laissé une partie des siens.

    Quand j’allais lui parler de mon projet pour voir ce qu’il en pensait, il eut un grand sourire et il alla dans son arrière boutique d’où il ressortit avec un tableau de son père, le seul qu’il avait pu emporter avec lui. « Mon père n’était qu’un amateur mais il savait croquer les gens et dire leur misère ». Il représentait un homme en pyjama, le dos voûté, appuyé à l’évier de sa cuisine, une cuisine blanche et entièrement vide. 

    « Tu vois dit-il, mon père a voulu montrer comment ça s’est passé quand nous avons dû fuir le génocide. Nous sommes partis en pleine nuit avec juste quelques biens, le strict minimum pour survivre en chemin. Et puis nos familles ont été dispersées, beaucoup sont morts et moi je suis là. Je n’ai plus aucune nouvelle d’eux mais si tu veux, je te prête le tableau pour ton expo. Tu leur expliqueras, moi je ne peux plus, c’est trop dur. »

    L’expo fut un succès. Depuis, la gare de Sarcelles est devenue un lieu très recherché pour un grand nombre d’artistes. Du coup les élus se sont un peu bougés et des conteneurs flambants neufs ont été ajoutés sur les trottoirs. Grâce aux amis influents de Diégo, Ajar a pu avoir des nouvelles d’une partie de sa famille. Ils vivent dans un camp de réfugiés en Irak où son père continue à dessiner pour oublier l’horreur de sa condition. Un reporter lui a rapporté quelques clichés qui vont être publiés et sans doute exposés dans une galerie.

     


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