• Mamie Marguerite 4ème partie

     

     

     

    Et puis, il y avait ce courage, cette force physique, cette détermination secrète. Je me souviens très bien de la façon dont elle poussait le diable qu’elle utilisait pour transporter les sacs de grains, du garage à son arrière magasin. C’étaient d’énormes sacs en toile de jute qui pesaient entre 50 et 100 kilos. Tout au bout de l’allée, il y avait une grande  marche qui séparait le jardin de la cour. Il lui fallait alors arrêter les deux roues du diable au bord de la marche, l’incliner vers elle en tenant fermement les deux poignées de bois, puis, avec un gémissement sourd, elle descendait son précieux chargement. Le sac allait rejoindre les autres, créant une belle enfilade de ventres, lourds, fiers, remplis d’une vie calme et secrète. Une fois les sacs stockés dans le couloir, elle les ouvrait largement et retroussait proprement tous leurs bords. Quand elle ne me voyait pas, je fonçais droit vers les graines de vesce. Elles étaient rondes et lisses comme des petits pois. J’y plongeais ma main avec délices, je les  faisais rouler entre mes doigts, ou alors, je les laissais tomber une à une, chaque graine rejoignant ses compagnes dans une pluie lente, légère et sonore.

    Je la revois aussi tirant un autre chariot à deux roues, destiné celui là à livrer des bouteilles de gaz. Bien sûr, ses clients l’appelaient toujours au moment de midi, quand elle-même préparait son propre repas ou quand elle était à table. Elle plaçait alors une bouteille dans son chariot de forme creuse et elle partait de sa démarche claudicante au milieu de la route, le chariot d’une main, la clef anglaise de l’autre. Puis elle revenait, toujours impeccable dans sa coquette blouse bleue, toujours bien coiffée, ramenant une bouteille de gaz vide qu’elle rangeait dans sa cour.

    Je me souviens que le camion « Butagaz » passait toutes les semaines pour échanger les bouteilles vides contre des pleines. Il fallait, avant son arrivée sortir les bouteilles vides sur le trottoir étroit fait de galets du Tarn mais aussi rentrer les pleines bien plus lourdes bien sûr. Lorsque j’étais là, j’aidais ma grand-mère  dans ce travail pénible. L’une attrapait la poignée de la bouteille, l’autre, le fond avec ses interstices qui sciaient les doigts. De temps en temps, nous échangions les rôles. J’ai encore dans les oreilles le bruit que faisaient les bouteilles lorsqu’on les heurtait. C’était un bruit qui durait dans l’espace, un bruit qui, je ne sais pourquoi, me remplissait d’orgueil. Il faut dire que pour ma grand-mère, cette livraison représentait un évènement d’une grande importance ! Elle en parlait la veille, avec une sorte d’angoisse pleine d’euphorie gourmande et non dissimulée. Peut-être était-ce parce que, grâce à la régularité de ces livraisons, grâce au bruit qui animait la rue à ce moment là, elle était heureuse de montrer à ses voisins, aux passants, aux clients, combien son commerce tournait bien, combien on lui faisait confiance, combien elle était reconnue, estimée. Cela lui renvoyait l’image d’une ouvrière honnête et consciencieuse, l’image d’une femme seule qui avait su s’en sortir dans un milieu hostile. Peut-être aussi, ce rite hebdomadaire signifiait-il pour elle une sorte de permanence dans le cycle de la semaine, une régularité qui la rassurait, qui marquait une frontière entre le travail déjà fait et celui qui lui restait à faire.


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  • Commentaires

    1
    Mercredi 20 Juillet 2016 à 11:47

    Délicieux souvenir d'enfance. J'aime tes interprétations du bonheur de la livraison de Butagaz, il y a certainement des deux. Merci de ce plaisir de lecture que tu m'as procuré. Bon Mercredi

    2
    Mercredi 20 Juillet 2016 à 14:28
    Claudine/canelle

    Merci encore pour ce bon moment de partage !

    La confiance  en  soi pour une femme  de cette epoque 

    était encore plus importante que de nos jours 

    Que de beaux souvenirs !

    Bonne journée Azalaîs 

    Bises

    3
    Mercredi 20 Juillet 2016 à 14:57
    LADY MARIANNE

    des souvenirs intacts et les mots employés me parlent-
    une sacrée bonne grand-mère, travailleuse et qui avait besoin de marques- comme nous - ça apaise-
    bonne journée- bisous et bravo !

    4
    Mercredi 20 Juillet 2016 à 15:17

    Quand tu évoques ces souvenirs, ils sont si vivants qu'on pourrait non seulement voir ces moments, mais les entendre, sentir, ressentir aussi, bien sûr !

    C'est magique Azalaïs.

    Merci !

    Bises et douce journée.

    5
    gazou
    Mercredi 20 Juillet 2016 à 20:08

    Un beau portrait !

    Je comprends que tu sois fière de ta grand-mère

    6
    Mercredi 20 Juillet 2016 à 20:11

    Je suis en train de relire Zola et je m'y retrouve dans tes descriptions.
    Le même plaisir et la même précision !
    et pour moi la même délectation à te lire !
    merci Azalaïs

    7
    Mercredi 20 Juillet 2016 à 23:31
    erato:

    Je suis transportée par ton récit . 

    Ce sont des êtres qu'on n'oublie pas et qui deviennent des exemples pour sa propre vie .

    Merci Azalaïs pour ce partage merveilleux.Bisous

    8
    Jeudi 21 Juillet 2016 à 10:54

    Douce musique des souvenirs

    dans ce monde de fracas

    Amitié Azalaïs

    9
    mpolly
    Vendredi 22 Juillet 2016 à 13:05
    mpolly
    Elle devait prouver chaque jour qu'elle en était capable. J'admire sa force et son courage.
    Quel bonheur de la découvrir sous ta plume précise et belle.
    10
    Dimanche 24 Juillet 2016 à 13:12

    Une femme active, courageuse et bien sympathique...Quelle chance qu'elle soit ta grand-mere. Nul doute qu'elle t'a beaucoup appris Durant ton enfance.

    Marlou

    11
    Jeudi 28 Juillet 2016 à 09:02

    Chaque souvenir est comme une goutte de bonheur qui se déverse pour rafraîchir ton cœur....

    De façon très différente j'ai la même "passion affectueuse" pour ma grand-mère. (lire "Mamie a une mamie" dans "Couleur et poésie au fil de la vie")

    Maison de nouveau pleine à partir d'aujourd'hui...

     

     

    12
    Jeudi 28 Juillet 2016 à 20:11

    Bonsoir ma chère Azalaïs,

    je me transporte avec toi dans ce magasin et j'ai l'impression de tout voir, tout sentir. L' atmosphère que tu rends est merveilleuse. Quelle affection tu lui portais. C'est magnifique. Je t'embrasse très fort et te dis à bientôt.

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    13
    Lundi 1er Août 2016 à 14:18

    Je découvre ce beau portrait de ta grand-mère, courageuse et moderne.

    14
    Vendredi 19 Août 2016 à 13:28

    Oh ce joli moment des bouteilles de gaz ! C'est drôle, je l'ai trouvé très poétique, mais Marguerite devait sans doute le redoutait un peu : beaucoup de manipulations et cela devant un public (les voisins). Il fallait qu'elle montre sa force et son courage. Oui, Marguerite est une grande dame, elle brave tous les a-priori de l'époque : une femme seule qui travaille d'arrache-pied et qui mène à bien sa petite entreprise sans l'aide de personne... 

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