• Les voyageurs imprudents: première partie

    Pour La petite fabrique d'écriture qui nous propose un nouveau sujet: écrire sur la perte d'un objet absolument nécessaire à notre existence.

    Mon texte est un peu long, c'est un texte qui traînait depuis quelques temps dans mes tiroirs et dont je ne savais que faire. Je l'ai un peu réaménagé pour coller à la nouvelle consigne et je le publie  en quatre parties.

    File:Joseph T. Keiley A Garden of Dreams.jpg

     Joseph T Keiley

     

            Soudain la nuit occupa tout l’espace. L’orage avait gommé le crépuscule. Les nuages masquaient la lueur de la lune qui nous accompagnait quelques minutes plus tôt de sa belle tête sereine et bienveillante. Parfois, elle tentait une percée, éclairant faiblement le chemin et l’on pouvait apercevoir alors la masse échevelée des nuages qui s’engouffrait dans cette bouche hideuse qui trouait les ténèbres. On eut dit une meute de dragons, une armée de démons se bataillant les uns contre les autres avant d’être emportés par de fantastiques tourbillons orageux. Il me revint alors à la mémoire ces histoires de meneurs de nuées que me contait ma vieille nourrice et dont elle savait se garder en jetant dans le foyer des fragments de bûche de Noël pieusement conservés.

      Au loin, quelques éclairs déchiraient la masse obscure des forêts où de grands arbres fous balançaient leurs branchages, les choquant avec fureur dans une danse macabre. Une pluie torrentielle se jetait par paquets contre tout ce qui entravait sa route

    Quelle folie que ce voyage ! Pourtant, quand nous étions partis, rien ne semblait présager une telle tourmente ! La nuit était si belle, si douce et cette randonnée nocturne nous réjouissait tant.

    A minuit, comme par magie,  l’orage cessa. Le ciel s’ouvrit d’un coup et autour de la lune narquoise, quelques étoiles scintillèrent. Ceux qui ne dormaient pas tirèrent de leur sommeil les passagers endormis pour les faire profiter du spectacle. Le vent s’était levé achevant de balayer le ciel et les étoiles par milliers semblaient s’être amassées au-dessus de la route. Un grand soupir de soulagement parcourut la voiture. Chacun allait pouvoir poursuivre le voyage à son aise.

    C’est alors que nous vîmes l’étang tel que nous l’avait décrit l’aubergiste la veille, tandis que nous dînions près de la cheminée. Surgi de nulle part, il s’était posé sur notre gauche dans une courbe singulière, de sorte qu’il semblait vouloir nous interdire le passage, tandis que le côté opposé était occupé par un taillis de ronces noirâtres d’où émergeaient quelques arbres aux silhouettes décharnées parcourues de remous terrifiants. Sur les eaux mortes de l’étang flottaient quelques îlots verdâtres. Sans doute des feuilles de nénuphars d’où surgissaient des fleurs griffues comme des mains coupées.

    Mon cœur fut pris dans l’étau de ces mains, l’emprisonnant tragiquement dans leurs grandes tenailles et je sentis de terribles frissons d’angoisse engourdir tout mon être mais aussi celui des autres voyageurs. Nous nous regardions, les yeux pleins d’incrédulité, le visage blême, sans pouvoir dire un seul mot, tétanisés par une peur incontrôlable. Etions-nous sous l’emprise d’une hallucination collective ou bien ce conte à dormir debout auquel personne n’avait cru était-il en train de devenir réalité ? Et quelle était donc l’âme ou les âmes que les harpies décrites par l’aubergiste étaient venue ravir ? Qui parmi nous avait donc tant de noirceur cachée qu’il méritait l’enfer ? Allaient-elles surgir de cet étang fantôme pour accomplir leur funeste forfait ? Allions-nous laisser faire ? De toute façon, il n’était plus temps de mener un examen de conscience. Il fallait réagir au plus vite, ne pas se laisser gagner par le doute ou l’épouvante, se préparer à affronter le reste car si l’aubergiste avait dit vrai, le pire était encore  à venir.

    J’essayais de me défaire de ma torpeur, de rassembler mes esprits, de me souvenir du déroulement de l’histoire et des conseils de l’aubergiste : ne pas céder à l’appel de leur chant, ne pas sortir de la berline, tirer les rideaux, se boucher les oreilles, calfeutrer le moindre interstice, se bander les yeux, résister de toutes ses forces à la tentation de les voir, de les entendre ! Je me précipitai sur mon bagage exhortant mes compagnons à se prémunir de la même façon. Ce fut alors dans la voiture  un terrible remue-ménage. Nous crevâmes les coussins pour en tirer la laine dont nous emplîmes nos oreilles. Puis nous bouchâmes tous les interstices visibles. Nous nous couvrîmes la tête, accumulant dans le désordre des foulards, des bonnets, des chapeaux, des couvertures. Certains sortirent des armes, d’autres se donnèrent la main ou le bras et puis nous attendîmes serrés les uns contre les autres comme de pauvres oisillons. Plongés dans cette marmite infernale, nous n’avions rien d’autre pour nous sentir vivants que les cahots de la route et la chaleur qui émanait de la proximité de nos corps.

    Soudain, la voiture vibra. Elle sembla tout à coup soulevée dans les airs puis emportée dans un train d’enfer par les quatre cavaliers de l’apocalypse sur un chemin empli d’ornières. Dans le même temps,  des ondes mauvaises s’insinuèrent dans l’habitacle. Elles étaient là.

    Nous ne les voyions pas mais nous pouvions imaginer leurs ailes gigantesques frôler sans fin notre refuge à la recherche d’une faille. Nous ne les voyions pas, mais nous devinions leurs gros yeux de rapaces nocturnes essayant vainement de rencontrer les nôtres, leurs bouches édentées susurrant leurs petits chants d’amour et de mort pour briser nos résistances. Nous percevions aussi leurs griffes acérées labourant nos bagages juste au-dessus de nos têtes. Nous ne les voyions pas mais tout notre corps vibrait, se hérissait, se recroquevillait, se distendait, s’abrasait dans l’attente de quelque chose de tellement affreux que le moindre repli de notre peau, nos os, nos ongles, nos cheveux, nos dents étaient habités d’un millier de serpents tandis qu’une odeur pestilentielle se répandait dans l’habitacle.

    A suivre

     


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  • Commentaires

    1
    Jeudi 9 Janvier 2014 à 10:42

    Je suis dans l'attente de ce qui va venir... tu as fort bien montré l'angoisse ressentie. J'ai peur...

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    2
    Jeudi 9 Janvier 2014 à 13:40

    Bonjour, mon Aza
    c'est beau
    c'est poétique
    et tellement impressionnant !
    vraiment, tu sais créer une atmosphère...
    vivement la suite !
    quel objet ces voyageurs que l'on sait imprudents ont-ils oublié ou perdu ?
    à très bientôt, j'espère !
     bon après-midi
    gros bisous d'amitié
    jean-marie

    3
    Jeudi 9 Janvier 2014 à 13:50

    Le décor est bien planté, et tu nous abandonnes à notre angoisse en plein milieu du chemin, vite la suite......

    4
    Jeudi 9 Janvier 2014 à 16:09

    Tu sais tenir le lecteur en haleine… Bravo et merci

    Belle soirée

    5
    Jeudi 9 Janvier 2014 à 18:38

    Tu nous laisses en plein effroi...Que va-t-il se passer?

    6
    Jeudi 9 Janvier 2014 à 22:00
    mpolly

    Pour aller rêver sous ma couette, ce n'était pas la bonne lecture!

    :)

    Quelle atmosphère... vivement la suite.

     

    Bisous plein.

    7
    Vendredi 10 Janvier 2014 à 11:04

    merci à vous de m'avoir permis de ressortir cette histoire, je ne sais pas encore comment je vais la terminer mais qui vivra verra!

    8
    Vendredi 10 Janvier 2014 à 13:48

    Je reviendrais te lire Aza, car je petit vient de se réveiller .Bious

    9
    Samedi 11 Janvier 2014 à 16:56

    on commence vraiment à avoir peur

    10
    Samedi 11 Janvier 2014 à 20:57
    erato:

    Je suis très angoissée !! Que va-t-il se passer? Est- ce un rêve?

    Pour la réponse à ton com sur mon blog :La coutume veut que la galette des rois renferme deux fèves : l’une en céramique pour désigner le roi et la reine et l’autre, une véritable fève, pour indiquer la personne qui devra ramener le gâteau lors du repas suivant !

    Douce soirée, bises Azalaïs

    11
    Samedi 11 Janvier 2014 à 22:22

    merci erato pour ce renseignement

    bises et bonne soirée

    12
    Jeudi 16 Janvier 2014 à 09:33
    Santounette

    Dis j'ai peur, heureusement que je lis cette histoire le matin.
    Je vais maintenant lire la suite... 

    13
    Vendredi 17 Janvier 2014 à 15:27

    Tu sais toujours aussi bien conter et nous emporter sur un chemin dont on voudrait connaître la fin Merci Aza pour ces partages dans lesquels nous retrouvons un peu notre âme d'enfant

    Bisous

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