• La vie en rose

    La vie en rose

    La phrase complète est:

    "Tu lexomiles et après, tu ne rêves plus."

     

    Au mois de septembre j’ai participé à deux ateliers d’écriture au centre d’art Le LAIT à Albi.  Nous avons travaillé autour de l’exposition de Jeanne Susplugas et en particulier sur les addictions. Le texte qui suit répondait à trois consignes différentes :

    1-   Faire la liste de nos allergies

    2-  Inventer un médicament contre chacune de ces allergies. On pouvait inventer aussi une publicité, parler de la posologie, des effets secondaires, de la iatrogénèse

    3-  Raconter la journée d’une personne souffrant d’allergies multiples et usant ou abusant de ces allergènes

    Pour ma part j’ai conçu quatre allergènes que vous découvrirez en lisant mon histoire. Peut-être prendrez-vous plaisir à participer vous aussi à ce genre d’exercice.

    La journée avait bien commencé. Grâce à l’ANTIBROUILLAMINI, elle avait pu traverser cette zone de brouillard qui la déprimait tant en ce début d’hiver. C’était tellement triste ces grands rideaux de grisaille humide et molle qui gommaient soudain le bleu du ciel, le vert des arbres, la lumière du soleil, cette chaleur qui faisait chanter son dos, la peau de son visage, qui la rendait si vibrante, pleine de désir. Cette grisaille la faisait vaciller comme la flamme d’un cierge qui va s’éteindre. Mais depuis qu’elle avait découvert ANTIBROUILLAMINI, sa vie avait changé. Les gens qui l’entouraient s’étaient mis à ressembler à des sapins de Noël plein de bonté si bien qu’elle souriait à tout et dévorait les passants du regard comme si elle était redevenue enfant et qu’ils allaient lui offrir tout à coup sa Barbie préférée.

    Elle arriva au bureau heureuse et détendue mais, à la machine à café, elle aperçut Sandra, sa collègue hypocondriaque qui allait encore lui décrire par le menu toute la panoplie de ses maladies réelles ou imaginaires. Son pauvre corps était une véritable carte de géographie du mal à la topographie minée de dangers terrifiants. Impossible de l’éviter. Elle était en grande conversation avec Bernard qui pérorait au milieu d’un groupe d’aficionados du PSG. Visiblement ils avaient mal supporté la défaite de la veille et tout ce joli monde revivait amèrement les occasions ratées, les erreurs d’arbitrage, le manque d’intelligence du coach qui n’avait pas su utiliser les bons joueurs à la bonne place, la partialité des commentateurs sportifs qui n’y connaissaient rien et qui étaient surpayés pour ne raconter que des âneries. Les pauvres ! Quelle naïveté ! Ils n’avaient donc pas encore compris que tout cela était truqué d’avance et qu’ils n’étaient que de vulgaires pigeons tout justes bons à se faire plumer !

    Peu importe, ils n’allaient pas lui gâcher la journée. Elle fouilla dans son sac et prit à la fois deux gélules d’HYPOCONLAX et deux comprimés de BEINQUATARSISPORT. Elle n’était pas très sûre de pouvoir allier les deux médicaments mais là, c’était un cas d’urgence. Aux grands maux, les grands remèdes !

    Quand elle alluma son ordinateur, elle était dans un état d’apesanteur tout à fait agréable. Il lui sembla soudain que sa chaise était devenue la nacelle d’une énorme montgolfière jaunâtre et qui avait la forme de l’énorme bouton de fièvre que Sandra venait de se découvrir sous le nez. Elle survolait un immense terrain de foot désert dans lequel méditaient une poignée de moines bouddhistes. Quelle paix ! Soudain une pub s’afficha dans un coin de l’écran ! Mais pourquoi la vie était-elle devenue aussi compliquée ? Pourquoi ne pouvait-on pas lui laisser un peu de tranquillité ? Pourquoi le cours de ses pensées devait-il toujours être interrompu par ces désagréments de plus en plus intrusifs? Ce matraquage était tout à fait intolérable. Comment pouvait-on supporter cela sans rien dire ? Ouf, elle avait encore un tube de PUBLISMUTE. « Vivez plus cool, vivez plus zen ! Coupez la chique à la pub ! Réclamez PUBLISMUTE ! » Elle allait enfin pouvoir se mettre au travail.

    Mais bientôt surgit une nouvelle publicité. Celle-ci faisait la promotion d’un voyage insolite : «  Pour  Noël, venez passer quelques jours au bord du lac Impétigo en Pollakiurie Orientale, dépaysement assuré ! » Son esprit allait zapper mais cette pub avait quelque chose d’accrocheur, quelque chose qui répondait sans doute à un désir inconscient. Il y avait un diaporama qui montrait le lieu d’hébergement : une cabane en rondins tout confort absolument ravissante avec une vue imprenable sur le lac. En arrière plan, on devinait une zone boisée avec des pins et des bouleaux. Sur le toit de la cabane, un écureuil farceur semblait lui faire de l’œil.

    C’était vraiment tentant : plus de dinde à farcir, plus de bûche à tartiner, plus d’oignons à compoter, plus de cadeaux à emballer, plus de courses de dernière minute dans ces magasins surchauffés qui déversaient sans interruption des musiques obscènes… A côté d’elle, Sandra était en train de raconter ses mictions nocturnes qui l’empêchaient de dormir et son interminable mélopée se poursuivait par la découverte d’un magnétiseur aveyronnais qui était en train de rééquilibrer les vibrations de son oreille interne afin de guérir ses vertiges. Vite, encore un peu d’HYPOCONLAX. Elle se vit soudain au bord du lac dans sa petite cabane entourée d’arbres. Elle percevait le clapotement des vagues qui venaient lécher le sable de la plage, la musique du vent, le chant des oiseaux, le bruissement des feuilles. Elle pourrait choisir sans contrainte l’emploi du temps de ses journées, emporter avec elle les livres qu’elle n’avait jamais trouvé le temps de lire, se mettre à l’écriture, au dessin, à la photo… Personne pour interrompre le cours de ses pensées, pas de coups de fil intempestifs pour lui vendre des panneaux solaires, de nouvelles chaînes de sport, des produits surgelés. Plus besoin de prendre le moindre médicament… Alors, dans un élan spontané du cœur et du corps, elle cliqua sur Ok, tapa les trois derniers chiffres du code de sa carte bancaire, prit son sac et partit.

    Personne ne sut jamais ce qu’elle était devenue. On la rechercha quelques temps. Ses collègues de bureau dirent dans un premier temps ce que les médias attendaient d’eux. « C’était une employée modèle, compétente, discrète, à l’écoute des autres, souriante, d’une humeur toujours égale. » Puis les langues se délièrent et l’on entendit bientôt un tout autre discours. « C’était une marginale, distante, hautaine, ne partageant pas les valeurs de l’entreprise. Elle avait toujours refusé de participer aux soirées mousse, un des grands moments pourtant de leurs week-end d’intégration. De plus elle n’était pas très futée, elle ne savait même pas qui était Zlatan Ibrahimovic ! Pas étonnant qu’elle ait disparu, à force de ne pas vouloir être comme tout le monde, elle était devenue incolore, inodore, transparente. Seule Sandra fut affectée par sa disparition d’autant plus qu’elle avait découvert dans les tiroirs de son bureau toute une pharmacopée insolite qu’elle s’appropria aussitôt découvrant avec retard qu’elles auraient pu partager leurs petites misères et peut-être devenir amies. 

     

    La vie en rose

      


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  • Commentaires

    1
    Jeudi 17 Octobre 2013 à 16:24

     Je ne sais pas si je répondrais un jour à ces consignes, mais j'admire la façon dont tu l'as fait.

    Si tu as encore du "Publismute", je suis preneuse, avec ou sans le Père Noël !!!

    Mais surtout, surtout ne fais pas comme elle ne disparaît pas de nos écrans, je serais si désolée de ne pas t'y retrouver derrière tes écris.

    2
    mpolly
    Jeudi 17 Octobre 2013 à 17:11
    mpolly

    Ah! J'espère pour elle que la cabane en rondins avec l'écureuil qui lui fait de l'oeil existe bien.

    Comme on aimerait d'un clic magique s'éloigner de tout ce fatras matériel (collègues compris )

    moi je me shoote au vinaigre de cidre, mais il n'enlève pas les nuages sur les paupières. Je devrais essayer ton antibrouillamini.

    Ton texte est tristement réaliste, tous ces drogués que tu nous montres, que ce soit de foot, de pub, de fausses maladies ou de boulot, tu as su en peindre l'aspect rugueux. (surtout quand on sait que la France est championne toutes catégories d'antidépresseurs)

     

    Bisous Aza.

    3
    Jeudi 17 Octobre 2013 à 17:53

    tu t' es bien débrouillée le sujet n'était pas évident

    4
    Jeudi 17 Octobre 2013 à 18:46

    hélas Annick, je n'ai pas de publismute, j'appuie juste sur la touche "mute" de la télécommande à la moindre pub, de toute façon, je ne prends aucun médicament pour l'instant

    bonne soirée

     

    5
    Jeudi 17 Octobre 2013 à 18:51

    mais à quoi te sert le vinaigre de cidre, je ne connais que le vinaigre des 4 voleurs souverain pour mon dos quand j'ai trop forcé sur la grelinette

    Quand ma mère est tombée malade et que j'ai dû faire un peu de ménage dans ses placcards, j'ai ramené chez le pharmacien 4 sacs poubelles de médicaments, c'était une véritable invasion; Elle en prenait 12 par jour et je suis presque certaine que cela ne lui a pas fait que du bien

    J'espère moi aussi que mon héroïne a bien trouvé sa cabane loin de tout et qu'elle a apprivoisé l'écureuil

    bises Polly

    6
    Jeudi 17 Octobre 2013 à 18:53

    merci Flipperine, il y a eu de très bons textes dont certains vraiment très drôles

    Ces expos d'art contemporains ne sont pas du tout ma tasse de thé mais je dois reconnaître qu'elle interrogent et sont source d'inspiration

    7
    Jeudi 17 Octobre 2013 à 21:56

    Je ne pensais pas aux médicaments mais à l'envie parfois de la cabane en pleine nature....

    8
    Jeudi 17 Octobre 2013 à 22:02

    Personnellement j'ai supprimé les médicaments... mais je me drogue d'irréel, juste pour oublier que le réel n'est pas toujours gai.

    (je n'ai pas dit virtuel...)

     

    En tout cas, j'adore l'idée de cette maison isolée où l'on pourrait enfin juste vivre au rythme qui nous plairait.

     

    J'aime beaucoup ton récit, Azalaïs... et, comme ABC j'espère que tu ne décideras pas un jour de disparaître complètement, tes mots me manqueraient aussi, même si je ne suis pas toujours aussi assidue que je le voudrais.

     

    Passe une douce soirée. Bises.

    9
    Jeudi 17 Octobre 2013 à 22:46
    erato:

    J'espère que la petite cabane existe bien et n'est pas l'effet d'un mirage. Ton récit est très réaliste et touchant de voir cette addiction aux drogues pour être heureux!

    Je ne me drogue pas , mais je rêve !

    Il est regrettable que ces dépendances détruisent les partages avec autrui.

    Douce soirée Azalaïs

    10
    Jeudi 17 Octobre 2013 à 23:42

    bonsoir mon Aza
    quelle imagination !
    ton esprit inventif me laisse pantois !
    et tu racontes si bien
    c'est qu'on finit par  y croire à tes histoires !
    merci de ce bon moment !
    bonne soirée
    gros bisous d'amitié
    jean-marie

     

     

     

    11
    Vendredi 18 Octobre 2013 à 06:11

    Je suis émerveillée par ton aisance à écrire, ton imagination...

    Tu as très bien cerné le problème . Bravo...

    Ma drogue  ou plutôt mes drogues : nature, photos, peintures

    Belle journée

    12
    Vendredi 18 Octobre 2013 à 10:44

    il y a 2 ans, j'ai lu l'expérience de SYlvain Tesson qui a passé 6 mois tout seul dans sa cabane sur les bords du lac Baïkal et j'avoue Annick que ce la m'a bien tenté

    13
    Vendredi 18 Octobre 2013 à 10:47

    Parfois Quichottine, l'éloignement est favorable à l'écriture, pas la disparition bien sûr mais ce besoin de solitude rencontre de plus en plus de succès

    bises et j'espère que tu vas nous revenir bien vite avec tout plein de choses à raconter

    14
    Vendredi 18 Octobre 2013 à 10:57

    Je disais à Annick combien l'expérience de Sylvain Tesson m'avait intéressée, il y a Henri Brunel qui me fait très envie quand il décrit sa cabane dans les vignes dans laquelle il se rend tous les jours pour écrire. j'aimerai bien c'est vrai avoir un tel endroit pour y trouver le calme loin de tout juste quelques heures par jour.

    Tous ces médicaments que l'on nous prescrit pour le moindre bobo sont un véritable fléau mais je crois que les médecins font marche arrière. Ma mère prenait jusqu'à 12 médicaments par jour avec en plus un tel gâchis . Le même médecin quand il vient maintenant vérifie dans la boîte des médicaments ce qu'il reste avant de faire l'ordonnance.

    Tu as raison erato on cherche à vivre mieux mais un véritable enfermement que tous ces médicaments de confort

    Bonne journée

    15
    Vendredi 18 Octobre 2013 à 10:59

    Finalement jean-Marie la contrainte est aussi source d'inspiration, je me dis à chaque fois "mais qu'est-ce que tu vas bien pouvoir raconter" et puis il y a toujours quelque chose qui vient

    Bises et bonne journée

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    16
    Vendredi 18 Octobre 2013 à 11:01

    tu as bien raison jackie, je t'envie de pouvoir te promener ainsi  dans une aussi belle région

    tu nous offres tous les jours de véritables merveilles

    bonne journée

    17
    Vendredi 18 Octobre 2013 à 16:59

    Bonsoir Aza

    D'une drogue à une autre, on se suicide ! Mais va le faire comprendre, tout çà est une question d'esprit: apprendre à dominer, vaincre, surmonter les douleurs n'est pas évident, çà se travaille ....

    J'aime ton texte , qui sous une forme humoristique sait décrire la réalité

    Gros bisous ( j'effeuille la marguerite , vous êtes toutes là ou presque : génial )

    18
    gazou2
    Vendredi 18 Octobre 2013 à 17:22

     tu as dû te régaler à écrire ce texte et nous avec toi...mais j'espère moi aussi que tu vas pouvoir satisfaire ton besoin de solitude sans pour autant disparaître , ce qui serait très triste pour nous...

    Merci !

    19
    Samedi 19 Octobre 2013 à 14:32

    Merci, Aza.

    Je sais combien il est important de pouvoir se ressourcer, loin de la foule. :)

    Passe une douce journée. Bises.

    20
    Dimanche 20 Octobre 2013 à 10:07

    Pas de médicaments si ce n'est aspirine et paracétamol, au pire de l'acupuncture...
    Quant à la solitude, il en faut et c'est d'autant plus appréciable dans ces moments qui nous appartient... et puis dans la peinture comme dans l'écrit, n'est-elle pas notre meilleure alliée ?.
    En tous les cas, tu sais nous régaler de tes mots... oui il en sort des choses surprenantes de l'imaginaire d'Aza !... T'embrasse non pas sans te souhaiter un bon dimanche

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