• Elle et lui (suite et fin)

            

    Il était un peu nerveux. Il ne savait pas du tout comment il serait accueilli. Se produire en dehors du cirque, c’était pour lui une expérience nouvelle. Les enfants et leurs rires allaient lui manquer, mais aussi,  la chaleur de la piste, les particules de poussière qui dansaient dans la lumière, l’odeur des animaux, l’orchestre qui accentuait le moindre de ses gestes ! Il était trop tard pour reculer ! Il y avait longtemps qu’il avait envie de démarrer cette tournée parallèle dans plusieurs établissements : hôpitaux, maisons de retraite, prisons.

             Devant lui, la gardienne ouvrait froidement une série de portes aux serrures complexes. D’ordinaire, quand il se trouvait dans un endroit nouveau, il fonctionnait comme une éponge. Il enregistrait avec un grand sens du détail tout ce qui l’entourait et s’en servait ensuite pour étoffer ses numéros. Mais dans ce couloir sans fin, baigné dans une lueur glauque venue de nulle part, chacune des portes qui se refermaient lui étreignait le cœur.     

    Il arriva d’un coup dans la lumière, projeté dans ce petit espace, en essayant de cacher de son mieux l’angoisse qui lui serrait le ventre. Il évalua d’un coup d’œil rapide cette centaine de femmes vêtues de joggings et de tee-shirts informes. Il flottait dans la salle un parfum de tabac et de parfums bon marché. Certaines avaient fait un effort et s’étaient maquillées. Aussitôt, les répliques fusèrent, drôles, cyniques, décalées, obscènes parfois. Elles se protégeaient comme elles pouvaient du trop plein d émotions qui risquait de les envahir. Elles étaient malgré tout bon public et l’échange était stimulant, même si l’alchimie n’était pas la même que sous le chapiteau.

             Dès le départ, il s’était cherché une ou deux accroches dans le public, un regard un peu plus attentif, une allure différente, une manière de rire … Très vite, il l’avait remarquée, légèrement en dehors du groupe, en bout de rang, les yeux tournés vers la fenêtre. Ce qui le frappa d’emblée, c’était sa façon d’être en dehors de tout, murée dans une sorte d’univers inaccessible aux autres. De ce corps longiligne et terriblement droit, de ce visage inerte, émanait une sorte de frontière invisible qui tenait le reste de la salle à l’écart. Elle faisait presque peur, pourtant elle l’attirait comme un grand puits sans fond.

    Il se mit à vider le contenu ses poches : l’énorme clé avec la chaussure qui couine, le bandonéon asthmatique, l’immense serviette qu’il noua autour de son cou, la plante factice qui se mit à pousser lorsqu’il l’arrosa, le bout de papier qui lui servait de lettre et dont il changeait la teneur en fonction de l’inspiration du moment. Elle pouvait être une lettre de sa mère, une lettre de rupture ou de licenciement, mais là, sans trop savoir pourquoi, il en fit une partition musicale qu’il se mit en devoir de déchiffrer de façon maladroite. Il se grattait la gorge, faisait des vocalises, tentait de placer sa voix comme une cantatrice loufoque. Note après note, l’image de son grand-père qui poussait la chansonnette à la fin de toutes les fêtes de familles s’imposa à lui et il improvisa sur le thème de la sérénade de Toselli qu’il décida de chantonner à la façon d’un amoureux transi et bafouilleur tout en s’accompagnant de son bandonéon.

    Dans la salle, les femmes l’apostrophaient bruyamment, cherchant la surenchère dans les réparties grivoises ! Les matonnes hésitaient entre le rire et l’intervention. Dès le début de l’air, il perçut un changement dans son maintien. Elle ne regardait plus vers la fenêtre, sa tête avait légèrement basculé sur le côté, elle avait joint les mains sous le menton, un peu de rose avait surgi tout en haut de ses joues comme si quelque part, un petit feu venait de s’allumer. Il eut la sensation qu’un fil très mince s’était tendu entre elle et lui. Il sentit la fissure, le verrou qui venait de sauter, les petits bouts d’histoire qui tentaient de faire surface. Il lui sembla même que ses lèvres murmuraient avec lui.

    À la fin du numéro, elle ne se leva pas, n’applaudit pas avec les autres. Elle continuait de le fixer, immobile, les yeux soudain remplis de larmes. Il quitta la prison comme un somnambule dans un sac de coton. Deux mois plus tard, on lui remit une lettre fatiguée, couverte de tampons et qui avait dû le poursuivre sans succès dans un grand nombre de villes. Sur l’enveloppe il lut : Monsieur Patoche, Clown au cirque Médrano, France. Quand il l’ouvrit, il revit tout de suite le visage grave et triste de cette femme qui l’avait tant ému. Elle lui disait qu’elle était enfin sortie de prison, qu’elle avait bénéficié d’une remise de peine, qu’elle avait retrouvé ses enfants et qu’elle aurait bien aimé venir l’applaudir  avec eux mais qu’elle ne savait pas dans quelle ville son cirque allait passer. Alors, il sortit de sa poche son petit bandonéon et se mit à chanter :

    Viens le soir descend

    Et l’heure est charmeuse

    Viens, toi si frileuse

    La nuit déjà comme un manteau s’étend … 


  • Commentaires

    1
    Vendredi 10 Avril 2020 à 08:48

    Quelle belle histoire, merci...

    2
    Vendredi 10 Avril 2020 à 09:15

    Comme tu racontes bien ! Beaucoup de force et d'émotion...

    3
    Vendredi 10 Avril 2020 à 09:23
    erato:

    Cette histoire si belle est très émouvante et tellement réelle. Tu as un don merveilleux de conteuse , tu fais passer délicatement les émotions , tes mots sont simples et justes .Je suis transportée.

    Tu as ravivé un extraordinaire souvenir.Au début de ma carrière , le professeur de mon service avait eu l'idée ( une bombe à ce moment là )  de faire venir deux clowns pour donner le sourire et l'oubli aux enfants très malades en cette période de Noël .Un souvenir émouvant et inoubliable.

    Belle journée, bises Azalaïs

    4
    Vendredi 10 Avril 2020 à 09:34

    On l'attendait cette suite et fin et tu as été bien gentille de ne pas nous faire patienter trop longtemps. Cette vie que tu décris si bien me fait penser à ce jeune homme qui passe d’hôpital en clinique et fait le clown pour les enfants très malades. Je souhaite que la Pâques , trop calme cette année, soit tout de même agréable pour toi.

    5
    Vendredi 10 Avril 2020 à 09:58

    Merci , c'est vraiment un très beau conte , quel beau talent tu as ...

    Bonne journée à toi 

    Bises 

    6
    Vendredi 10 Avril 2020 à 10:08

    C'est une histoire tellement émouvante !!!

    Merci de nous faire vivre ces moments incroyables... et si vrais pourtant.

    Comme emprisonnés, nous avons besoin aussi de ces moments d'émotion intense.

    Merci !

    Passe une douce journée. Je t'embrasse fort.

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    7
    Vendredi 10 Avril 2020 à 10:43

    Avec sensibilité

    tu décris ces petites choses de la vie,

    offrir, recevoir, partager

    qui font que la vie est si belle.

    Et en plus j'adore les histoires

    qui se terminent bien

    Merci Azalaïs pour ce bon moment.

    8
    Vendredi 10 Avril 2020 à 11:11
    Très beau et émouvant. Joyeuses pâques. Bisous
    9
    Vendredi 10 Avril 2020 à 14:56

    Quelle suite émouvante...c'est vraiment magnifique ! Tu nous fais un beau cadeau de la partager ici. Le début de ton récit m'a tout de suite fait penser à un ancien collègue de travail aujourd'hui décédé qui allait d'hôpital en hôpital pour égayer le quotidien des enfants malades. Il faisait le clown lui aussi et chaque fois le trac l'étreignait en pensant aux enfants, ne sachant pas dans quel état il allait les trouver. Bisous et une douce journée

    10
    polly
    Vendredi 10 Avril 2020 à 15:11
    polly

    Belles émotions que tu  nous donnes dans ce texte, belles et tendres émotions.

    J'espère, et sans doute que je ne suis pas la seule, qu'un jour ils se retrouveront.

    Merci pour cette partition à deux vies.

     

    11
    Samedi 11 Avril 2020 à 11:49

    quelle belle histoire, tu décris la scène comme un peintre .. en dehors des albums à colorier le clown est rarement rigolo,  plus souvent tragique que poétique  , clic     clic    mais  le tien au grand coeur  va continuer à offrir d e l'évasion

     

    12
    Jeudi 16 Avril 2020 à 20:20

    Très belle histoire, si bien contée...

    13
    Mercredi 22 Avril 2020 à 21:35

    Très belle histoire  !Et comme tu la racontes bien !

    14
    Jeudi 23 Avril 2020 à 04:00

    Quelle belle histoire! Deux êtres que tout sépare et pourtant: l'un va offrir un peu de joie et d'évasion à l'autre. Et puis, cette chute où le sourire revient.

    Merci Azalaïs

    Bises

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